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P comme... Partir un jour, sans retour...

      Une blague latino raconte que les Péruviens descendent des Incas, les Mexicains des Aztèques, et les Argentins... du bateau... En effet, l'essentiel de la population argentine descend des vagues d'émigration européennes des XIX° et XX° siècle. D'ailleurs, de nombreux argentins portent des noms italiens ou polonais, par exemple.

       Et comme tant d'autres, à la fin du XIX° siècle, plusieurs de mes collatéraux ont tenté de se faire une nouvelle vie en Amérique du Sud (et qu'est-ce qu'un collatéral, sinon l'enfant d'un ancêtre direct?)...

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      Ainsi, chez mes bretons, Félix Léon Armand LARMOIRE, huitième enfant de Michel (sosa 34) et de Marie Laurence Amante BELLOUIN (sosa 35 ), né à Lorient le 30 janvier 1846, tentera à la quarantaine de faire fortune à Buenos Aires.

     Félix a de l'ambition; tourneur comme son père et la plupart de ses frères, il candidate pour présenter ses productions ("Objets de tournage en tout genre et articles de fumeurs") à l'Exposition Universelle de 1878, dans le Pavillon du Morbihan1

     Durant le mois de septembre 1886, il fait paraître à plusieurs reprises une annonce dans le journal Le Phare de Bretagne pour signaler le déménagement de son atelier; dans "La Bretagne", ces annonces durent de septembre à début novembre. Les clients se faisaient-ils rares pour nécessiter un rappel aussi insistant?

Le Phare de Bretagne - AD Morbihan - septembre 1886

La Bretagne - sept/oct/nov 1886

      Il avait fait faillite en 1882, comme l'indique la liste électorale de l'année2. Et s'il avait visiblement réouvert rapidement un nouvel atelier, je suppose que les affaires n'étaient guère florissantes, car sinon, comment expliquer la décision radicale qu'il prend avec son épouse3 de quitter la famille et le port de Lorient pour tenter leur chance de l'autre côté de la planète, à Buenos-Aires, dans la lointaine Argentine?

        Le 6 novembre 1889, au domicile familial de la rue Pont Carré à Lorient, Amélie Antoinette AZAIS accouche d'une petite Juliette Léontine. Des cinq enfants qu'elle a mis précédemment au monde, seuls survivent Barthélémy, 16 ans, Ernestine, bientôt 12 ans, et le petit Georges Ernest qui approche de ses 3 ans. Ce petit garçon est clairement un enfant de remplacement : il est né 21 mois après le décès d'un bébé de 4 mois, prénommé exactement comme lui... Et une petite Marie Léonie est morte en mars 1888 à l'âge de 13 mois.

        Mais bébé tout juste né ou pas, c'est décidé, Félix va traverser l'Atlantique pour faire fortune au loin! Toute la famille se transporte donc au Havre afin d'embarquer dès que possible.

Le Courrier du Brésil - 8 mars 1890 - gallica.bnf.fr

       Je ne sais pas à quelle date exacte ils sont arrivés au Havre, ni si le voyage jusque là s'est fait par bateau ou par train, mais quelques mois plus tard, ils sont déjà partis pour l'Amérique du Sud! Je l'ai appris de façon fort triste, en découvrant le décès de la petite Juliette au Havre le 22 juillet 1890 avec cette précision tragique et stupéfiante : la petite défunte, âgée de 9 mois, est restée seule au Havre, chez un certain Gustave DELARUE, garçon d'hôtel, tandis que le reste de la famille est déjà à Buenos Aires!!!

" Du mercredi 23 juillet 1890, à 5h du soir. Acte de décès de Juliette Léontine LARMOIRE décédée hier, à trois heures du soir, chez le sieur DELARUE rue Malherbe 47, [...], née à Lorient (Morbihan), le 6 novembre dernier, fille de Félix Léon Armand LARMOIRE, tourneur, et de Amélie Antoinette AZAIS, sans profession, demeurant à Buenos Ayres (Amérique du Sud)..."

       Quelles circonstances ont bien pu amener Amélie et Félix à partir en abandonnant leur bébé en nourrice? Que pouvaient-ils ressentir quand le bateau a quitté le port, les emmenant pour toujours loin de leur enfant? Quand et comment ont-il appris sa mort ?...

        Une fois installés à Buenos Aires, Félix et Amélie ont de nouveaux enfants : Dominique, appelé aussi Domingo à l'espagnole, naît le 15 mars 1891, et Susana Andrea le 25 avril 1894. Quand la petite fille est baptisée le 17 juin à Nuestra Señora de la Merced, la famille habite au 337 de la rue Tucumán. Le parrain et la marraine sont des immigrés français comme eux, qui habitent des rues voisines.

         Au recensement de 1895, on retrouve Félix, le père, 49 ans, Amélia, sa femme, Georges Ernest, 8 ans, rebaptisé Jorge, Domingo, 4 ans, et le bébé Susana quelques mois. Ernestine, l'aînée des filles, 16 ans, ne vit plus avec eux. Elle est lingère, sans doute pour une famille aisée. Par contre je ne sais pas où est passé Barthélémy, le grand frère, qui a alors 22 ans, et a été exempté du service militaire en France du fait de son installation en Argentine.

         Boote, Samuel. Souvenir de Buenos Aires  -1880-1900 - gallica.bnf.fr

       Mais ces émigrations n'ont guère porté chance à ces jeunes gens. Le fils aîné, Barthélémy LARMOIRE, décède à la Plata le 24 février 1902, à l'âge de 28 ans. Accident? maladie?

        Son frère Georges Ernest, qui avait quitté la France à l'âge de 3 ans, travaille comme monteur de billards à Buenos Aires au début du XX° siècle. J'ai des images de bars enfumés, de maisons de passe où les hommes patientent en attendant leur tour, et trompent leur excitation en se mettant à danser ensemble au son du bandonéon d'un émigré allemand... Georges Ernest assiste en direct à la naissance du tango...

        Mais lui qui a tout oublié de la France et n'en connaît que les récits familiaux se fait rattraper par les démons de la mère-patrie : appelé pour y faire son devoir de soldat, il disparaît le 23 février 1915 au Mesnil-lès-Hurlus (Marne) et meurt "pour la France", à 28 ans lui aussi. Considéré comme un "très brave caporal", il reçoit la croix de guerre avec étoile de bronze à titre posthume en octobre 1922, et son nom est cité sur le monument en marbre de carrare inauguré le 11 novembre 1923 dans la cour d'honneur de l'Hôpital français de Buenos Aires en mémoire des soldats français tombés pendant la première guerre mondiale. J'avoue être émue par cet étonnant destin...

Monument aux morts - Hôpital Français de Buenos aires

       Je ne sais pas ce qu'est devenu le petit frère né sur le sol argentin, Dominique (Domingo), mais sa fiche matricule évoque de nombreux problèmes de santé : "entérite des colonies" en janvier 1915; en novembre, "entéro colite", et en mai 1916 "cachexie des pays chauds, congestion hépatique avec hypertrophie du lobe gauche du foie; entérite avec selles sanguinolentes". Ces fragilités lui ont certes permis d'échapper aux combats de la première guerre mondiale, mais elles pourraient bien avoir abrégé sa vie par ailleurs, vu que la cachexie est un affaiblissement profond de l'organisme (perte de poids, fatigue, atrophie musculaire, etc) lié à une dénutrition très importante. La cachexie n'est pas une maladie en elle-même, mais le symptôme d'une autre4. Bref, Domingo nous raconte une histoire de misère, un rêve de fortune d'Amérique qui a tourné court...

***

       La descendance de Félix LARMOIRE, si descendance il y a eu repose donc sur Ernestine et Susana. Je n'ai pour l'instant pas réussi à suivre leur piste au-delà de 1895. En tout cas il semble qu'il n'y ait aucun porteur du patronyme LARMOIRE dans l'Argentine d'aujourd'hui.

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Notes :

  1. Le Journal du Morbihan 9 février 1877

  2. Il y a une erreur sur l'âge : 27 ans selon la liste, 35 ans en réalité, mais il s'agit bien de lui

  3. Ou qu'il lui impose? dans la société patriarcale de l'époque, l'épouse n'avait guère son mot à dire

  4. Article Cachexie Wikipedia

Tag(s) : #Challenge AZ 2022, #Branche paternelle, #Ancêtres du Morbihan, #Ancêtres bretons, #Ancêtres LARMOIRE - ERMOIRE
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