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Maudite gabelle!

       C'est un bienheureux hasard qui m'a fait découvrir il y a quelques jours un document fort précieux dans les registres paroissiaux de Ruillé le Gravelais aux AD de Mayenne. Il s'agit d'annotations faites par le curé de Ruillé dans les années précédant la Révolution Française. Ayant quelques "employés des Fermes du Roi" et autres "gardes de gabelle" parmi mes ancêtres mayennais, j'ai été particulièrement interpellée par les remarques sur la gabelle, ce fameux impôt de l'Ancien Régime, tellement haï.

 

       Situons tout d'abord le contexte géographique des "annotations" du curé LAUNAY et de mes ancêtres concernés :

 

Source : gallica.bnf.fr / extrait de : Direction des traittes de Laval... / dressée pour le service de MM. les fermiers généraux par J.-B. Nolin, .... 1727.

 

       Le trait orange sur cette carte marque la frontière avec la Bretagne, et nous allons voir que ce n'est pas sans importance.

 

 

       L'importance du sel :

       Le sel est une substance essentielle pour la santé et l'alimentation humaines, que certes nous apprécions pour améliorer le goût de nos plats, mais qui est aussi indispensable pour faire du fromage, du pain, et plus encore, autrefois, en l'absence de réfrigérateurs, congélateurs..., pour conserver les aliments. Nous en avons d'ailleurs gardé le souvenir avec les harengs saur et la morue (qui n'est autre que du cabillaud conservé dans du sel). Le sel est également ce qui permet de faire fermenter les aliments pour à la fois les modifier et les conserver : sans lui, pas de choucroute! En outre, le sel est également nécessaire à la bonne santé des ovins et des bovins.

       Notre mot salaire vient d'ailleurs de là : le sal latin a donné salarium, qui était la ration de sel distribuée aux soldats romains. Salarium a ensuite désigné la somme d'argent qui permettait d'acheter le sel, puis a pris le sens que nous lui connaissons.

       On le voit, le sel est donc indispensable, hier encore plus qu'aujourd'hui. Belle occasion, pour un pouvoir politique, de percevoir des taxes en l'imposant! Ce qui fut fait pendant des siècles, sous diverses formes (simples taxes, monopole royal avec différents types de recouvrement, etc). Pour simplifier, évoquons juste la situation au XVIII° siècle, pour mieux comprendre comment la gabelle du sel a été l'un des points de crispation qui ont mené à la Révolution Française.

 


       Un petit rappel historique :

 

       Depuis Colbert, la perception de l'impôt sur le sel est confiée à la Ferme du Roi. Des Fermiers Généraux avancent au roi le montant de la taxe sur le sel, puis se remboursent comme ils l'entendent sur le dos du peuple, ce qui, on s'en doute, peut laisser le champ libre à toutes sortes d'abus. De plus, tandis que bien sûr, dans un pays où l'inégalité est de règle, certaines catégories sociales achètent le sel sans payer la taxe, les autres doivent non seulement la payer, mais en outre se voient, dans les régions de "grande gabelle" obligés d'acheter une quantité forfaitaire de sel (appélée le Sel de devoir pour le pot et la salière )...

       Si l'on parle de régions de "grande gabelle", c'est que la France d'Ancien Régime est divisée en différentes zones, où, pour des raisons historiques, la consommation du sel n'est pas soumise aux mêmes conditions.

 

Source : gallica.bnf.fr


       Cette carte nous permet de voir l'importance de ce fameux "trait orange" évoqué plus haut : il marque la frontière entre la région de Laval soumise à la Grande Gabelle (la plus lourde) et la Bretagne, où le sel n'est pas taxé, grâce aux conditions imposées par Anne de Bretagne lors du rattachement de son duché à la France en 1532. La tentation était grande de faire de la contrebande de sel en allant le chercher dans cette province à la fois si proche et grande productrice.

****

       Cette contrebande de ceux qu'on appelait les faux saulniers était durement réprimée. Les archives du bagne de Brest sont pleines de ces malheureux condamnés. La peine minimum, pour faux-saunage "basique" (à dos d'homme et en solitaire) : 3 ans de bagne. En cas de récidive, la peine montait à 6 ans, voire 9 ans, si la contrebande s'était exercée à cheval, en groupe, si le faux saunier possédait une arme à feu, etc... J'ai même trouvé un forçat de 15 ans!    

Source : France. Marine. Bagne de Brest (1749-1858), “Registre 2 O 16 du bagne de Brest,” Bibliothèque numérique du Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC), consulté le 6 décembre 2020, https://bibnumcrbc.huma-num.fr/document/2638.

 

   Un simple exemple parmi d'autres :

 

17 juin 1781 N° 17717 Pierre ROULIN dit MEDANCE cy devant forçat sous l'ancien N° 8597 et depuis sous les N° 3438 et sous lesquels il avoit été libéré la première fois le 8 mars 1768 et la seconde fois le 14 mai 1772, fils de feu Michel et de feue Perrine LANDINE, veuf de Perrine NORY, sans métier, natif d'Andouillé dioceze du Mans âgé de 38 ans, taille 5 pieds 1 pouce, cheveux sourcils et barbe noire mêlée de gris, visage rond piqué de petite vérole, yeux chatains, nez long pointu du bout, une cicatrice en haut du front côté gauche, marqué G.A.L., condamné à Saumur par sentence des juges des fermes le 23 Xbre 1780 pour fauxsaunnage en attroupement et récidive à six ans cy

dans la marge : évadé le 11 7bre 1782

 

       Mais la dureté des peines encourues ne suffisait pas à décourager la contrebande, et une grande partie de la population des Marches de Bretagne participait plus ou moins à ce faux-saunage, à titre de transporteur, receleur, ou revendeur...

 

****
 

       L'organisation de la gabelle par ailleurs employait officiellement des milliers de personnes : directeurs, contrôleurs généraux, receveurs, et, sur le terrain, dans les brigades locales, brigadiers, lieutenants et gardes... Les "employés de la Ferme du Roi" n'hésitaient pas à faire des contrôles domiciliaires à la recherche de preuves de contrebande. Autant dire qu'ils n'étaient guère populaires.

 

       Il n'est pas étonnant que le Cahier de doléances d'Ahuillé au Sud Ouest de Laval demande dès son premier article la "suppression totale de la gabelle afin de faire cesser les désordres, brigandages et meurtres qu'elle occasionne sans cesse et ramener la douceur et la pureté des moeurs nécessaires à la société" (sic!);

 

       En fait, dès le printemps 1789, l'annonce de la convocation des Etats Généraux va créer une effervescence telle dans la région que de fait la frontière entre Grande Gabelle et Bretagne libre de gabelle va être considérée comme abolie. C'est ce que nous raconte l'abbé LAUNAY de Ruillé dans ses "Observations sur l'année 1789" :

 

       "Autre fait aussi incroyable mais qui a fait autant de plaisir au public, que l'autre nouvelle lui avoit été disgracieuse. Le sel qui depuis plusieurs siècles avoit été érigé en impost très considérable pour ce païs ici et plusieurs autres, tandis que tandis que (sic) pour bien d'autres païs il ne l'étoit pas. Nous allions le chercher au grenier de Laval ou nous l'acheptions sur le pied de quatorze sols ou environ la livre, tandis qu'en Bretagne à commencer par les ??? et Bréal, il ne coutoit que trois liards la livre. [ 1 liard = 0,25 sol ]

 

       Tout à coup, à l'occasion de la jouissance de la liberté promise par les Etats Généraux au peuple francois le bas peuple de Laval et d'autres endroits circonvoisins s'attroupa, demanda le sel à six sols, ce que le directeur de la gabelle refusa, on le menaça de lui faire violence, de mettre le feu à sa maison, il toléra que ces gens mutinés allassent en bretagne chercher du sel plutôt que de leur délivrer à six sols celui du grenier, dont il étoit chargé de répondre à la compagnie des Fermes générales du Roi qui les faisoient vendre au public 14 sols la livre

 

       L'on commença donc à aller achepter en Bretagne le sel à six liards et deux sols la livre les premiers jours du mois d'Août de cette année; on l'apporta d'abord à faix sur son dos : l'on voyait passer le monde de laval hommes femmes filles et garçons par troupes de 30 à la fois et plus, il en passoit pour un jour plus de 500 ce qui fit bien ?? les provisions du sel dont les bourgs de Bretagne jusqu'à Vitrai étaient garnis. Il y renchérit aussi on l'y achepta jusqua trois et quatre sols la llivre. Tous les riches bourgeois de Laval s'en garnissoient, ils en remplissoient des buffes et des tonneaux tout entiers qu'ils acheptoient six sols la livre.

 

       Les employés de la Ferme Générale, quoique répandues en grand nombre dans toutes les paroisses, il y en avoit jusqu'a quatorze sur l'étendue de la notre. Tous ces employés disje ne furent plus en état ni de force d'empêcher le monde de faire la contrebande on la fit plus ouvertement plus impunément. on se lassa de porter le sel sur son dos; ceux qui avoient des chevaux s'en servirent; ceux qui n'en avoient poins en louèrent pour aller chercher à somme (??) le sel jusqu'à Vitrai. L'on ne se contenta pas on y alla avec des charretes et des chartes et même des charriots si bien que l'on voyait passer plus de cent milliers de sel par semaine le long de la grande route de Laval à Rennes. Le sel fut épuisé ou presque épuisé dans la ville de Rennes et aux environs. L'on alla le chercher jusques sur les salines ou on le fait, il n'est pas étonnant que le sel devint par toute la france en moins de deux mois à un sol la livre.

 

Source : Collection de copies numériques de registres paroissiaux et d'état civil (actes et tables) > Ruillé-le-Gravelais > Registres d'actes E dépôt 143/E12 - 1777-1790 — 1777/1790 — 361 — Ark ID : ark:/37963/r33132q9jgpk/f361 Archives départementales de la Mayenne

 

       La gabelle sera finalement abolie par l'Assemblée Nationale Constituante le 1er décembre 1790, au soulagement de beaucoup... mais toutefois plongea dans la misère plus de deux mille familles qui dans l'Ouest ne vivaient que de la contrebande du sel...

 

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       Et "mes" gardes gabelles dans tout ça? Je vous en parle dans le prochain article...

 

   

 

Tag(s) : #Ancêtres Mayennais, #Ancêtres LARMOIRE - ERMOIRE
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